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littérature romande - Page 33

  • Le goût de l'invisible

    images.jpeg C'est l'une des meilleures surprises de la rentrée. Elle nous vient de Pascal Janovjak (né en 1975 à Bâle), qui réside en Palestine, après avoir travaillé au Liban et au Bangladesh. Son premier livre, Coléoptères*, un recueil de nouvelles, a paru en 2007 aux éditions Samizdat. Les internautes et les bloggeurs ont encore en mémoire la longue et belle correspondance qu'il a échangée avec Jean-Louis Kuffer, sous le titre de « Lettres par-dessus les murs », chronique impitoyable des massacres perpétrés dans la bande de Gaza. Aujourd'hui, Janovjak se met au parfum de L'Invisible**, un livre original qui s'impose d'emblée par la force de son style.

    Imaginez un avocat de 35 ans, travaillant au Luxembourg, gagnant beaucoup d'argent, sillonnant le monde pour planquer celui de ses clients, sans amour, sans attache, sans véritable ambition, ni souci du bonheur. Un homme tout à fait ordinaire. Transparent. Insignifiant. Semblable à tous les coursiers et autres traders que l'on croise journellement à Genève ou à Zurich. Bref, un homme sans épaisseur, que personne ne remarque. Sa vie, pourtant, va bientôt connaître un accroc. Lors d'un séjour à Paris, il ressent une étrange douleur au cou. Il n'y prête d'abord aucune attention, puis s'aperçoit, avec stupeur, que son corps est devenu invisible. Les premiers instants de panique passée (personne ne me voit, je n'existe plus), notre avocat commence à voir quelque avantage à sa nouvelle situation. L'invisibilité ouvre bien des portes : on peut se glisser où on veut, pénétrer dans l'intimité de ses voisins (et surtout de ses voisines), surprendre des secrets, voyager et manger gratis. Réaliser beaucoup de ses fantasmes inavoués. Et notre homme invisible ne s'en prive pas. C'est la partie la plus drôle, la plus jubilatoire, du roman de Pascal Janovjak, qui n'a jamais froid aux yeux. « L'invisibilité n'était plus un simple auxilliaire de mes désirs, elle m'avait rendu à moi-même, c'était moi, l'homme invisible, le seul vrai moi possible. (…) Je me sentais changé en profondeur, maître de mon nouveau corps, en parfaite adéquation avec lui. »

    On pense bien sûr au héros détraqué de H. G. Wells, L'Homme invisible. Mais peut-être plus encore au dessinateur Manara et à son Parfum de l'Invisible, car le livre de Janovjak explore, comme Manara, les fantasmes coquins que chacun porte en soi.images-2.jpeg

    images-1.jpegPar exemple, profitant de l'invitation de l'un de ses collègues, l'avocat invisible se rend en Sardaigne, dans le studio vide de son ami. Il y rencontre des vacanciers luisants d'huile solaire, des plaisanciers bourrés aux as, dans une atmosphère très « berlusconnienne », mais aussi quelques nymphes qui lui font tourner la tête et avec lesquelles il prend de somptueux (et presque incestueux) bains de mer. L'invisibilité n'apporte pas que des désagréments ! Les pages consacrées au soleil et aux belles naïades sont parmi les plus réussies d'un roman qui fonce bille en tête, vivant, original, extrêmement bien écrit.

    C'est en Sardaigne que le livre va de nouveau vaciller : s'attachant à un homme rencontré sur la plage, l'avocat invisible suit ce dernier à travers l'Italie, la Méditerranée, jusqu'au Proche Orient, décrit avec un luxe sensuel d'odeurs et de couleurs. C'est là, sous le soleil cuisant, dans ce pays où tout s'achète et tout se vend, qu'il va prendre conscience des inconvénients de sa nouvelle situation. Sa liberté n'est qu'un leurre. Il reste à la merci, à chaque seconde, d'un geste, d'une parole, d'une ombre qui pourrait le trahir. Ce retournement bienvenu annonce l'épilogue du roman, que je ne dévoilerai pas, car il est savoureux, comme le reste du livre.

    Avec L'Invisible, un écrivain est né, qu'il faudra suivre au fil des livres, avec l'attente et l'attention qu'il mérite.

    * Pascal Janovjak, Coléoptères, Samizdat, 2007.

    ** Pascal Janovkaj, L'Invisible, Buchet-Castel, 2009.

     

     

  • Lire, écrire, éditer

    images-1.jpeg Les éditeurs n'écrivent pas, c'est bien connu, ils se contentent d'éditer les livres des autres. Ce fut la régle de Gaston Gallimard et de Bernard Grasset. Chez nous, quand un éditeur prend la parole, c'est pour raconter son expérience professionnelle, comme Marlyse Pietri dans Une aventure éditoriale dans les marges*, ou pour retracer, dans le dialogue, un parcours de vie extraordinaire, comme Vladimir Dimitrijevic dans Personne déplacée**, de Jean-Louis Kuffer (voir ici).

    Écrire, pour Michel Moret, fondateur et directeur des éditions de l'Aire, c'est danser dans l’air et la lumière***.  Après Beau comme un vol de canards, Moret publie de nouveaux extraits de son journal de bord. Nous sommes en 2008.  Alors que le livre précédent se terminait sur une interrogation (quel avenir pour les éditions de l'Aire ?), celui-ci  s'ouvre de manière résolument optimiste (l'une des forces de Moret). La belle évocation des rivages grecs et turcs, un nouvel amour, des bonnes lectures : tout montre qu'il s'agit, pour l'auteur, d'un nouveau départ. C'est l'occasion, aussi, d'une interrogation sur l'époque, qui n'est pas tendre pour les écrivains et les éditeurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler une récente émission de la TSR, Tard pour Bar, où la littérature, c'est le moins qu'on puisse dire, n'était pas à l'honneur…

    L'éditeur est à la fois un découvreur, un stimulateur et un passeur. Il doit sans cesse se battre pour exister, et défendre ce qu'il aime. Moret ne nous cache ni les difficultés (économiques) du métier, ni les satisfactions qu'il procure. Il nous fait part de ses coups de cœur, comme ce manuscrit de Brigitte Khuty Salvy, Double lumière, qu'il reçoit un beau jour par la poste et qu'il dévore dans la journée. Ou encore pour le dernier roman de Raphael Aubert ou les nouvelles de Corinne Desarzens. De temps à autre, une déception, qui débouche sur un refus. On sent Moret passionné par son métier — je dirais presque sa mission. Lectures, rencontres, célébration de la vie sous toutes ses formes, le vin comme l'amitié, les voyages comme les découvertes ou les projets fous, Danser dans l'air et la lumière est une invitation à partager l'intarissable curiosité de son auteur, sa soif de vie et son amour de la littérature, à laquelle, comme beaucoup d'entre nous, il demande l'essentiel.

    * Marlyse Pietri, Une aventure éditoriale dans les marges, Zoé.

    ** Jean-Louis Kuffer, Personne déplacée, Poche suisse, l'Âge d'Homme, 2008.

    *** Michel Moret, Danser dans l'air et la lumière, éditions de l'Aire, 2009.

     

  • Toast à Jacques Chessex

    Abrupte, soudaine, la mort de Jacques Chessex nous laisse sans voix. C'était l'un des écrivains majeurs non seulement de la littérature romande (dont il a contribué à diffuser les lettres de noblesse), mais aussi de la littérature européenne, et même mondiale. Chessex était un écrivain de toute sa personne : sa voix, son corps, ses mains, sa mémoire, sa musique. Sans doute l'un des derniers. Son œuvre, considérable, est d'une richesse exceptionnelle. Elle touche à tous les genres : le récit, le roman, la nouvelle, la poésie. C'est à cette dernière facette du talent de Chessex que je veux rendre hommage aujourd'hui*.

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